Bouleversant de beauté, le dernier roman de Beyrouk, Parias, donne à une tragédie moderne la portée mythique du poème.
A travers le double soliloque entrecroisé d’un père et de son fils à jamais séparés par un drame invisible, le romancier mauritanien orchestre une symphonie lyrique où l’émotion monte progressivement, par touches discrètes, vers un dénouement imparable.
A travers la puissance des mots, l’enchantement jaillit : chant d’amour à un pays, la Mauritanie, emporté dans les contradictions d’un vingt-et-unième siècle partagé entre mondialisation et traditions, héritage séculaire du désert et jeux vidéo des quartiers, luttes sociales et passions privées, égoïsme des uns et bonté des autres, injustice et humanité.
Rien n’est gratuit et aucun détail n’est caché : le roman réussit l’improbable alliance du réalisme et de la poésie : c’est l’accompagnement presque clinique du flux de pensée de L’Etranger de Camus avec la puissance évocatrice et émouvante d’Aragon dans Le Roman Inachevé. L’enchanteur Beyrouk se saisit des maux bien réels de notre époque, pour en faire un festin de mots, impeccablement ordonné.
Premier soliloque : celui du père, au cœur de sa conscience écartelée par un amour fou, toute la brutalité d’une société en mutation, enracinée dans les valeurs des nomades, et projetée dans les combats économiques de la modernité. Au croisement des deux une passion, dévorante, inépuisable, l’amour d’une femme emportée elle-même dans la contradiction de ses aspirations sociales. Ce soliloque est un chant d’amour, une ode folle à celle qui n’est plus mais qui continue à donner leur sens à tous ses actes, celle pour qui il a construit ses choix, sa vie entière.
Second soliloque : celui du fils, désormais orphelin, qui a grandi entre ses parents dans un quartier de Nouakchott. Il exprime, avec justesse et limpidité, l’incrédulité innocente de l’enfance soudain projetée hors de cette bulle familiale où à ses yeux tout était simple et clair, amour, beauté, protection. Et peu à peu la prise de conscience que cette bulle à jamais explosée ne pourra pas se reformer, ni autour de son père enfui, ni autour de sa mère perdue.
Beyrouk parvient à dire prodigieusement l’ineffable, l’insensible cheminement de la conscience dans les débris d’un monde effondré, la vie qui pousse malgré tout dans les décombres, l’amour qui survit à l’absence et le détachement insupportable et nécessaire du deuil d’un paradis perdu.
Au-delà de l’histoire, tragique et simple comme un accident, c’est cette puissance formidable de l’amour et de la vie qui souffle comme ce vent puissant monté de l’océan à la conquête des sables : les personnages sont multiples, et certains sont pétris de cette humanité du quotidien, l’écoute et l’amour d’autrui, le devoir de solidarité, ce qui permet à l’homme de tenir bon malgré les aléas du temps, face au malheur, face à la pauvreté, face au mal. On devine que cet inépuisable réservoir d’humanité et d’écoute est aussi le secret du travail de l’écrivain : il se niche dans l’écriture elle-même, dans cette attention à ce qui tisse la trame de nos vies.
On ne repose pas Parias comme on l’a pris : c’est un livre qui nous apprend beaucoup, à la fois sur notre temps et sur notre avenir, un livre qui est comme une leçon de vie, un roman qui restera parmi les œuvres qui nous aident à tenir debout et à garder le cap sur l’essentiel.
Un mot encore sur l’éditeur, Sabine Wespieser, rue Séguier, à Paris, car la qualité de l’édition est à la hauteur du verbe de l’écrivain : le livre est un objet précieux, rare et beau dans sa facture et son élégance. Écrin parfait qui répond à l’écriture exacte d’un romancier hors du commun.
NB : Beyrouk, Parias, Sabine Wespieser éditeur, Paris, 2021.
Par Olivier Zegna-Rata