Engagée militairement en Syrie, omniprésente en Libye auprès du Gouvernement d'union libyen (GNA), la Turquie, qui a déployé, mercredi, des troupes spéciales dans le nord de l'Irak, ne cesse d'avancer ses pions au Moyen-Orient comme en Méditerranée. Décryptage avec Adel Bakawan, sociologue et spécialiste de la région.
La Turquie intervient tous azimuts sur plus d'un front. Après le nord de la Syrie et l'ouest de la Libye, où des soldats ou des instructeurs turcs sont déployés, Ankara a dépêché, mercredi 17 juin, des forces spéciales à Haftanin, dans le nord de l'Irak, dans le cadre d'une opération lancée contre des bases arrières du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK).
Baptisée "Griffes du tigre", cette opération terrestre a été précédée d'un intense bombardement d'artillerie, et fait suite à une campagne de frappes aériennes, débutée dans la nuit de dimanche à lundi, à Kandil, Sinjar et Hakurk, des localités du nord de l'Irak.
Les mains libres pour intervenir en Irak ?
Ce n'est pas la première fois que l'armée turque s'en prend, sur le sol irakien, au PKK, qui est considéré comme une organisation terroriste par Ankara (et ses alliés occidentaux), depuis qu'il a déclenché en 1984 une rébellion armée et sécessionniste avec la Turquie. "Cette opération n'est pas exceptionnelle car depuis le début des années 1990, les interventions turques se font de manière régulière dans le Kurdistan irakien et s'inscrivent même dans une certaine continuité", souligne Adel Bakawan, directeur du Centre de sociologie de l'Irak de l'Université de Soran, au Kurdistan irakien, à France 24.
Si la Turquie semble avoir les mains libres pour intervenir sur le territoire d'un État souverain comme l'Irak - le président Recep Tayyip Erdogan n'a jamais caché sa volonté de "s'occuper" du PKK dans le nord du pays, c'est parce qu'il bénéficie d'une sorte de feu vert tacite local, selon les experts.
"Le gouvernement régional du Kurdistan et le gouvernement irakien ne pouvaient ignorer l'imminence d'une telle opération, explique Adel Bakawan. Il suffit d'analyser la timidité de la réaction de Bagdad aux raids aériens turcs qui l'ont précédé".
L'ambassadeur turc a été convoqué pour protester contre les frappes aériennes, "mais il n'a même pas été reçu par le ministre des Affaires étrangères irakien Fouad Hussein, qui vient à peine d'être nommé et n'est pas pressé de froisser d'entrée la Turquie", indique Adel Bakawan. L'ambassadeur avait rétorqué que son pays poursuivrait son action contre le "terrorisme" aussi longtemps que Bagdad n'aurait pas expulsé le PKK de son territoire.
Mais après avoir exprimé des protestations de forme en dénonçant "une violation de la souveraineté" du pays après les raids, le gouvernement irakien a reconvoqué l'ambassadeur turc, jeudi, au lendemain du déploiement des troupes spéciales, et appelé Ankara à retirer ses troupes de son territoire et de cesser les "actes de provocation".
"Il faut garder à l'esprit que les offensives turques, surtout terrestres, se font en pleine coordination avec les autorités du Kurdistan irakien, basées à Erbil. Selon l'accord signé avec la Turquie et l'Iran, en 2013, le gouvernement régional du Kurdistan est tenu, suivant le volet sécuritaire du texte, de garantir que son territoire ne devienne pas une source de menace pour la sécurité des deux puissances régionales, et de participer à la stabilisation et la sécurisation des frontières nationales de ces deux pays".
En plus d'être la bête noire du pouvoir turc, le PKK, qui ne reconnait pas le gouvernement régional du Kurdistan comme une entité légitime, semble également faire l'unanimité contre lui dans les sphères politiques irakiennes.
"En imposant de facto sa force militaire dans cette région d'Irak, le PKK, qui s'est invité sur le territoire de ce pays sans demander l'autorisation de Bagdad, ni celles des autorités régionales, met en danger d'une manière permanente leurs systèmes sécuritaires respectifs, précise Adel Bakawan. Récemment encore, il y a eu des confrontations entre l'armée irakienne et des brigades du PKK dans la région de Sinjar".
Si l'objectif final et l'ampleur de cette nouvelle opération turque restent flous, il n'en reste pas moins, d'un point de vue plus global, que l'hyperactivité militaire de la Turquie, en Syrie, en Libye et en Irak, interpelle les spécialistes.
"Il est clair, au-delà de cet épisode en Irak, que le président turc est en train de poursuivre un projet moyen-oriental beaucoup plus large que l'entourage direct de la Turquie, estime Adel Bakawan. En étant présent sur tous les fronts, Recep Tayyip Erdogan veut montrer aux puissances internationales que son pays est incontournable pour la résolution des conflits dans la région, et surtout imposer l'idée qu'il a son mot à dire dans la reconfiguration du Moyen-Orient, et même au-delà, on le voit aussi en Libye".
Quelle marge de manœuvre pour les Occidentaux face à Erdogan?
Une hyperactivité qui pourrait aussi s'expliquer par un agenda interne propre au président turc. "En engageant son pays sur plusieurs fronts, Tayyip Recep Erdogan essaye de capitaliser sur sa politique étrangère et son image de chef de guerre afin de remobiliser sa base militante, fragilisée par des divisions au sein de l'AKP [le parti au pouvoir, NDLR]", souligne Adel Bakawan.
Un pari risqué selon l'expert, "car les efforts de guerre coûtent très cher à une économie turque déjà mal en point, et qui a été fragilisée un peu plus par la pandémie de coronavirus".
La Turquie profite également d'une dynamique caractérisée par un retrait des puissances occidentales au Moyen-Orient, notamment les États-Unis, au profit d'autres acteurs.
"Ankara exploite, à l'instar de Moscou, le contexte de désengagement des Occidentaux qui laisse la voie libre à d'autres puissances pour avancer leurs pions dans la région, souligne Adel Bakawan.
Enfin, malgré les récentes protestations de la France concernant l'interventionnisme "inacceptable" d'Ankara en Libye, ou encore une action "extrêmement agressive" de navires turcs menée contre un bâtiment français en Méditerranée, les Occidentaux, et spécialement les Européens, ont très peu de marge de manœuvre face à Recep Tayyip Erdogan.
"Quelle carte peuvent-ils jouer pour faire pression sur la Turquie, qui est rappelons-le un membre de l‘Otan ?, demande Adel Bakawan. Lui infliger des sanctions économiques ? S'engager dans un conflit armé ? Menacer de rejeter la candidature d'adhésion du pays à l'Union européenne ? Cela ne tient pas, mis à part peut-être la dimension économique".
Au contraire, Ankara a plusieurs cartes en main pour faire pression sur l'Europe, à commencer par celle du chantage liés aux flux de migrants, depuis la Grèce et, désormais, depuis la Libye.
Texte par : Marc DAOU