Colonel,
Connaissant l’attachement de tout officier à son grade, aboutissement d’une formation rigoureuse y compris l’inculcation de l’éthique et des hautes valeurs qui sont censées s’y attacher, je me permets de m’adresser à toi par ton grade à ta démission de l’armée. Je suis sûr que tu ne m’en tiendras pas rigueur, pas plus que pour le tutoiement, d’ailleurs.
Tout cela ne devrait plus avoir autant d’importance pour toi maintenant. En fait, je m’adresse à toi ainsi pour la troisième fois. La toute dernière fois, je t’ai adressé une missive sous le couvert d’un site d’information bien de chez nous. C’était alors à la veille du nouvel an 2017.
La conjoncture nationale (et internationale) d’alors m’y avait poussé. Entre autre, je t’y posai plusieurs questions ayant trait à cette conjoncture, dont certaines sans doute impertinentes. La plupart avaient trait à l’héritage qu’a laissé ton—long—passage à la tête de notre pays. Je reviendrai sur la toute première fois que je me suis adressé à toi un peu plus loin.
C’était il y a si longtemps déjà. Cette correspondance-là avait, elle aussi, trait au même sujet—l’impact et les séquelles de ta présidence qui, je dois l’avouer, m’obsèdent -littéralement- toujours.
C’est cette obsession et la mémoire de mes nombreux amis et connaissances qui ont été affectés qui, de temps en temps, me poussent à me mettre au clavier et qui donc, aujourd’hui, m’amènent à t’écrire un fois de plus.
Le Contexte
Colonel,
La Mauritanie semble être à un tournant décisif de son évolution. Comme tu le sais, depuis l’an dernier, Aziz a quitté le pouvoir, et semble avoir été entièrement éliminé de la scène politique, pour le moment du moins.
Pour beaucoup, la passation de pouvoir du 2 aout 2019 entre deux officiers -pour une fois sans coup d’état (littéral)- est un signe que, peut-être bien, de nouvelles perspectives, prometteuses, s’ouvrent pour le pays. Fasse Dieu qu’il en soit ainsi!
C’est certainement un (tout petit) bon signe également, que des exilés de renom ont pu retourner au pays. Tous ceux qui ont goûté au fiel de l’exil en sont heureux pour eux, leurs familles, et leurs amis politiques.
Cependant, l’on ne peut que déplorer que les milliers d’exilés plus indigents et anonymes continuent de languir dans les camps au Sénégal et au Mali sans bénéficier de la même sollicitude de la classe politique et intellectuelle dont les pressions ont facilité le retour de ces illustres victimes de ce qu’il faut bien appeler « l’Azizisme ».
Grâce à une variation du même phénomène, d’exil (même doré),tu en sais quelque chose toi aussi, n’est-ce- pas ? De ton retour prochain dans tonpays, il serait question, ce qui sûrement marquera l’évolution politique et sociale du pays. Dans le même esprit, l’on ne pourra que nous en réjouir pour toi, les tiens, et les nostalgiques de ton régime.
Certains ont évoqué ton âge avancé et même ta santé qui serait précaire. C’est dans ce contexte donc que j’ai décidé de t’écrire cette lettre ouverte un peu singulière, il est vrai. Il arrive un temps, dit-on, quand l’heure de vérité sonne et l’Homme est face à son Créateur, les non-croyants diraient face à sa conscience.
La pandémie qui préoccupe toute l’humanité en ce moment m’a rappelé, en ce qui me concerne, la précarité de la condition humaine, et son corollaire et raccourci :La mortalité.
L’héritage de ton régime
Colonel,
Comme tu le sais bien, ce pays que tu as dirigé pendant 21 ans va mal. Il va vraiment mal. Je le dis tout net, tu y es personnellement pour quelque chose. Une plaie béante a résulté de ce que l’on appelle encore avec une certaine pruderie « les années de braise » ou « les évènements ».Certains, plus entendus, continuent de s’y référer comme « les évènements douloureux ».
D’autres, plus directs, parlent de ces « évènements »plutôt comme « une tentative de génocide ». Bien sûr, quelque nom qu’on y accole, ces évènements de 1989 à 1992 ont été précédés et suivis d’actes et de politiques délibérées qui leur ont enlevé le caractère fortuit, accidentel, qui est toujours présumé aux incidents qui les ont déclenchés.
En conséquence de tout cela, bien des milliers de tes compatriotes sont encore réfugiés au Sénégal et au Mali, des milliers d’autres ont été contraints de refaire leur vie loin de leur pays où leurs talents et connaissances ont été souvent mis à profit et récompensés par d’autres pays que celui qu’ils aiment et auraient préféré servir.
Tu le sais aussi, au cours de ces « années de braise », des centaines, voire des milliers de tes concitoyens ont été torturés, tués, des exactions sans nom commises contre des dizaines de milliers dans la Vallée et ailleurs. A résulté de ces faits et bien d’autres encore, un sentiment encore ancré chez la majorité de tes concitoyens qu’ils sont des citoyens de seconde zone, des étrangers dans leur propre pays.
Tout cela a contribué à créer la plaie que je viens d’évoquer, ainsi que la douleur et le risque de pestilence qui accompagnent toute plaie. C’est bien connu, les blessures psychologiques sont toujours les plus difficiles à guérir. Je crains que c’est là, hélas, un traumatisme national dont nous n’avons pas encore totalement soldé le coût.
Colonel,
Malgré tout cela, depuis que tu as quitté le pouvoir, tu t’es muré dans un silence qui est resté insondable. Tu n’as jamais été loquace, il est vrai, mais contrairement à d’autres, ce silence n’est pas doré. Ce long silence a pesé lourd sur ton pays.
Comme une chape de plomb. Il a, entre autres, permis à certains de tes concitoyens de continuer à nier ce qui, plus que tout autre fait ou politique, a marqué ta présidence, et ignorer ou minimiser les conséquences qui en ont découlé pour le tissu social et la République. Il faut bien le dire, les onze ans de pouvoir d’Aziz n’ont pas aidé non plus, bien au contraire.
Durant son éphémère présidence, et tout à son honneur, le Président Ould Cheikh Abdallahi s’est bien essayé –vaillamment- à prendre à bras-le-corps ce lourd héritage que ton régime lui a légué. A essayer de guérir cette plaie, pour ainsi dire. Tu le sais sans doute, beaucoup croient que ce volontarisme et ce sens du devoir de réparation ne seraient pas étrangers à son renversement par Aziz et ses acolytes (pas seulement le quarteron !).
C’est dire donc que même si tu as quitté le pouvoir par la force près de quinze ans déjà, ton ombre, plutôt le spectre de ces « années de braise » et leurs conséquences ont continué de planer sur ton pays.
Ceci est indéniable. Tu le sais aussi, la polémique en cours sur la pertinence du concept d’Apartheid pour notre pays est aussi directement liée à ce qui s‘est passé sous ta présidence et son prolongement— à bien des égards—que furent les onze ans de Aziz.
Même si certains ne le savent pas, pour avoir côtoyé et associé à ton pouvoir certains idéologues, toi, tu sais que, bien plus que le raccourci « développement séparé » et ses substrats infâmes « Blancs seulement », « Noirs seulement », et l’arsenal juridique scélérat, l’Apartheid s’était, avant tout et essentiellement, une idéologie suprémaciste qui a sécrété une volonté de domination aussi fanatique que lâche.
Et, bien sûr, la dénégation de l’existence de l’esclavage (celui-ci d’ailleurs est lié à ladite idéologie) et la répression féroce contre ceux qui dénonçaient cette politique -pendant et après ton régime-continuent à avoir d’autres conséquences néfastes pour le pays.
L’heure de Vérité
Colonel,
Un Président des États Unis, Harry S. Truman, avait, de son temps, introduit dans le jargon politique anglo-saxon la maxime « The Buck stops here ». Ce qui veut dire qu’en tant que président, il était, en dernier ressort, le seul responsable de tout ce qui se faisait dans son administration et l’assumait.
Comme tu le sais, pour les officiers en particulier, la même exigence d’assumer tout ce qui arrive sous son commandement existe bien dans la noble profession des armes qui fut la tienne.
C’est en référence à tout cela que je t’écris pour te conjurer de faire tienne pour l’Histoire cette maxime. Colonel Ould Taya, Fais tienne cette maxime. En un mot : Assume et…brise ton silence ! Parle nous de ce qui s’est passé pendant ces « années de braise »! Nul mieux que toi n’a plus d’autorité pour le faire. Libère toi ! Libère nous tous.
En parlant, en assumant, tu libèreras en effet beaucoup de monde. Tu libèreras ceux qui ne savent toujours pas. Tu libèreras les vrais innocents. Tu libèreras aussi les tortionnaires, les meurtriers, ceux coupables ou complices d’exactions. Tu libèreras les idéologues qui se sont soûlé aux sources nauséeuses de la suprématie culturelle des abords du Tigre et de l’Euphrate, ou du Nil, ou même de contrées moins fertiles.
Ceux-là même qui ont conçu, planifié et mis en œuvre tout cela, et qui continuent aujourd’hui encore de sévir, poursuivant les mêmes objectifs. Tu libèreras les victimes (celles qui ont survécu) qui se demandent toujours quel crime elles ont bien pu commettre pour mériter leur sort.
Tu libèreras les braves gens qui ont dit « non ! », ont résisté et payé le prix. Tu libèreras ceux qui s’y sont accommodés. Tu libèreras ceux qui ont trahi. Tu libèreras les lâches qui ont préféré détourner le regard. Tu libèreras le reste du monde qui s’en est plus ou moins lavé les mains. Tu libèreras tes collaborateurs. Tu libèreras tous tes successeurs. Surtout, tu te libèreras toi-même. Tu feras triompher La Vérité, enfin.
Ce faisant, tu contribueras à écrire une autre page de l’histoire de ce pays. Il t’appartient de décider quel Ould Taya tu veux que l’Histoire retienne.
Je t’en conjure donc, colonel Ould Taya, libère-toi, libère-nous tous !Le temps continue de faire son œuvre et nul n’est éternel. N’est-ce-pas ?
Finalement, au début de cette missive, j’ai évoqué une première ‘lettre ouverte’ que je t’ai adressée il y a de cela si longtemps. Que les temps ont changé ! Que d’eau a coulé sous les ponts depuis ! C’était au tout début des années 2000. Avant Juin 2003. Tu étais alors triomphant, méprisant même. Tu semblais en effet avoir mis le pays sous coupe réglée.
La plupart de tes opposants étaient soit en prison soit forcés de s’exiler ou d’entrer dans la clandestinité. Les autres semblaient avoir été matés. Certains se bousculaient déjà pour se rendre, déposer les armes, et à tes pieds, le drapeau blanc. Pour cela, tous les prétextes étaient bons. Et c’était sous « l’ère démocratique » !
C’était le temps de la rage impuissante pour certains d’entre nous. Il ne semblait nous rester que nos yeux pour pleurer et nos dents à grincer. C’est donc dans un tel contexte de démoralisation que je signai cette lettre sous un pseudonyme--ta police politique était redoutable… --« Et nous irons cracher sur ta tombe. »
Oui, je le concède, un titre peu charitable et ‘culturellement incorrect’ pour un musulman. Il ne me surprendrait qu’ils s’en trouvent encore aujourd’hui qui s’en scandaliseront. Ceux-là même qui, sans état d’âme, auront passé par pertes et profits la torture et l’assassinat de milliers, la déportation de dizaines de milliers, et la condamnation à la misère et au dénuement de millions de leurs compatriotes (pendant et après lesdites « années de braise »), résultat de l’exclusion et de la prédation érigées en système de gouvernement.
Avec le recul et un plus de tempérance, j’ai mis ce titre et le contenu rageur de la lettre sur le compte de ce que j’ai appelé ma « guérilla personnelle pour la démocratie » en Mauritanie.
En fait, tu t’en es tiré, et notre pays avec toi, plutôt à bon compte, cette guérilla étant une guérilla des mots seulement (usant souvent le camouflage de la pseudonymie). Dans tout autre pays que le nôtre, ce qu’ont subi certains Mauritaniens sous ton régime aurait, presqu’inévitablement, conduit à une guérilla, une vraie, armée.
Aux conséquences toujours catastrophiques. Cette lettre-là était surtout en forme de baroud d’honneur désespéré pour rejeter, d’une part la démission, la résignation qui alors tentait un grand nombre et, d’autre part, l’impunité qui semblait inéluctable du fait de ce que même tes opposants les moins pusillanime savaient appelé alors ta « victoire sur toute la ligne ».
Par souci de transparence, il m’a paru approprié d’évoquer cette autre lettre ouverte d’il y a presque 20 ans, elle aussi d’un genre particulier, pour la situer dans le contexte qui était le sien. Encore une fois, que de changements depuis !
Aujourd’hui, Je ne te souhaite que longue vie et retour dans ton pays. Mais aujourd’hui, il s’agit aussi de l’avenir de ce pays et ce que tu pourrais faire de bien pour cet avenir. Cet avenir devra comprendre aussi, (enfin, enfin !) le retour organisé des derniers exilés (tu devrais y œuvrer). Qui n’en conviendrait pas ?
C’est pour cela que je te conjure, encore une fois, de parler, de nous dire la vérité, toute la vérité, de te libérer et de nous libérer tous avec toi pour qu’enfin, nous puissions faire face à nos démons et les exorciser une fois pour toutes, afin de guérir et cicatriser notre plaie.
Il en est grand temps.